Le Loup
17,3 Pouces (2011)
Stéphane d'ARC (1966)

Le Loup (extrait de "17,3 Pouces"), écrit et dit par Stéphane d'Arc.


La maison avait plusieurs entrées. Elle en possédait une vers la ville, une qui donnait sur la forêt, une autre sur un jardin lequel se poursuivait vers la mer, et enfin une dernière qui menait à un chemin débouchant sur la lande et dans les terres. Une seule cependant était réellement visible, celle qui était au bout de la route de la ville, car la maison était la dernière ; après elle il n’y avait rien, une falaise et puis l’océan. Nul ne venait jamais de la falaise, on venait rarement des terres – sauf la famille proche et les rares amis – et la forêt n’avait aucun habitant. Pour parvenir à la porte du jardin dissimulée sous l’apparence d’une fausse fenêtre, il fallait franchir l’enclos, ce que notre héros n’eut aucun mal à faire d’une enjambée. Il faisait une nuit vaguement lunaire.

Ce qui s’était passé fut l’affaire d’un instant. Après avoir frappé à la porte suivant le signal convenu, le visage argenté d’Ysabelle entrebâilla la porte dans un gloussement furtif, il prononça quelque chose et la porte se referma aussitôt. Alors, faisant deux pas en arrière, ne comprenant pas, l’esprit encore frappé de l’image des yeux noirs d’Ysabelle qui étaient soudainement apparus, il fit une nouvelle fois le signal. La fenêtre ne bougea pas ; elle conservait ses yeux noirs, comme un lac dans la nuit. Il se répétait qu’elle l’avait invité, et se répétant cela, la revoyant l’inviter, il ne bougeait pas, scrutant les carreaux noirs de la fenêtre. Il fit effort pour se souvenir de ses paroles, mais il ne parvint pas à retrouver ce qu’il avait dit, et il fallait rentrer ; car lui aussi possédait sa propre maison polygone de l’autre côté de la forêt, à quatre entrées.

En franchissant à nouveau la barrière il manqua tomber, et il eut tout à coup l’impression parfaitement nette d’avoir vécu la même histoire hier, mais aussi avant-hier, et aussi le jour d’avant. Cette certitude que rien ne semblait devoir troubler le plongea dans une profonde amertume, une solitude si vaste que dedans, Ysabelle ne paraissait plus qu’une goutte d’eau dans l’océan. Il pensa alors qu’il aimait une personne cruelle, mais aussitôt il revit toutes ses gentillesses et sa figure riante et il sentit son cœur se resserrer.

Quand cela arriva, il ne se souvint même pas d’être entré dans la forêt et d’avoir si longtemps marché ; pourtant ce devait être le cas, car il reconnut certains chênes qui n’étaient plus très éloignés de l’orée de la forêt. Il y avait donc ces deux points jaunes, et un grand silence autour.

— Je suis le loup dirent les points jaunes.

— Ah, soupira-t-il, car il espéra de n’avoir point peur.

— Il est bien tard dit le loup.

— Je suis un peu pressé, que veux-tu ?

— Toi affirma le loup.

— Est-ce nécessaire ?

— J’ai faim hurla le loup. N’est-ce-pas une raison suffisante ?

Finalement et malgré la maladie de son cœur, il n’était pas bien sûr de vouloir mourir maintenant.

— Et si je te donnais trois poules ?

Car dans le jardin d’Ysabelle, il y avait une basse-cour avec trois poules.

— Je crains que cela ne me suffira point, et puisque je t’ai toi, pourquoi attendrai-je autre chose ?

Et le loup avança une patte.

Arrête !

Je t’assure que tu n’as pas besoin d’avoir peur, je te tuerai avant de te manger.

— Attends ! Écoute, tu conçois bien que si je me trouve ici, c’est pour faire quelque chose. Si tu me laisses faire cette chose, je te jure solennellement que je me laisserais dévorer, et avant je te donnerais les trois poules, et une femme jeune.

— Une jeune fille ?

— Oui.

— Blanche et blonde ?

— Oui... Mais aux yeux noirs.

— Cela ne fait rien. Je m’en contenterai ainsi.

Et le loup emboîta le pas de notre héros.

Ils cheminèrent ainsi nonchalamment jusqu’au sortir de la forêt, sans prononcer un seul mot. Et l’amant d’Ysabelle montra au loup les fenêtres éclairées.

— Est-ce si important que tu choisisses de mourir après ?

— Je ne sais pas. Je vais le faire et je me sentirai plus tranquille.

— Pour un instant de tranquillité je ne vois pas la différence.

— C’est que tu es un loup.

Arrivés à la petite barrière de bois blanc, le loup dit qu’il se coucherait là et qu’il attendrait son signal. Et Antoine refit exactement et dans le même ordre les gestes qu’il avait effectués un peu plus tôt, mais il ne venait plus annoncer l’amour ; ou peut-être se trompait-il, et espérait-il les mêmes effets que tout à l’heure, comme si tout était semblable.

Personne n’ouvrit. Pourtant, et à sa con-naissance, qui d’autre que lui, en pleine nuit, aurait pu venir frapper à cette porte ? Alors il fit un grand effort pour prendre du souffle, mais aucun son ne parvint à sortir de sa bouche.

La porte s’ouvrit si soudainement qu’il tressaillit, et l’Ysabelle radieuse qu’il avait imaginée un peu plus tôt dans la même situation se jeta sur lui en couvrant son visage de baisers. Elle riait et semblait folle. [...]



Merci d'avoir consulté Le Loup de Stéphane d'ARC (1966)

Le Loup est un extrait du livre "17,3 Pouces (2011)" - CLE

Découvrez également les livres de la collection CLE