L'art
Théophile GAUTIER (1811-1872)

Oui, l'oeuvre sort plus belle 
D'une forme au travail 
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Fi du rythme commode, 
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse
L'argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l'esprit :

Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S'accuse
Le trait fier et charmant ;

D'une main délicate
Poursuis dans un filon
D'agate
Le profil d'Apollon.

Peintre, fuis l'aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l'émailleur.

Fais les sirènes bleues, 
Tordant de cent façons 
Leurs queues,
Les monstres des blasons ;

Dans son nimbe trilobe 
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.

Tout passe. - L'art robuste 
Seul a l'éternité.
Le buste
Survit à la cité.

Et la médaille austère 
Que trouve un laboureur 
Sous terre
Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent, 
Mais les vers souverains 
Demeurent
Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ; 
Que ton rêve flottant 
Se scelle
Dans le bloc résistant !