Le temps de vivre
Anna de NOAILLES (1876-1933)

Déjà la vie ardente incline vers le soir, 
Respire ta jeunesse, 
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir, 
De l'aube au jour qui baisse,

Garde ton âme ouverte aux parfums d'alentour, 
Aux mouvements de l'onde, 
Aime l'effort, l'espoir, l'orgueil, aime l'amour, 
C'est la chose profonde ;

Combien s'en sont allés de tous les cœurs vivants 
Au séjour solitaire 
Sans avoir bu le miel ni respiré le vent 
Des matins de la terre,

Combien s'en sont allés qui ce soir sont pareils 
Aux racines des ronces, 
Et qui n'ont pas goûté la vie où le soleil 
Se déploie et s'enfonce.

Ils n'ont pas répandu les essences et l'or 
Dont leurs mains étaient pleines, 
Les voici maintenant dans cette ombre où l'on dort 
Sans rêve et sans haleine ;

— Toi, vis, sois innombrable à force de désirs 
De frissons et d'extase, 
Penche sur les chemins où l'homme doit servir 
Ton âme comme un vase,

Mêlé aux jeux des jours, presse contre ton sein 
La vie âpre et farouche ; 
Que la joie et l'amour chantent comme un essaim 
D'abeilles sur ta bouche.

Et puis regarde fuir, sans regret ni tourment 
Les rives infidèles, 
Ayant donné ton cœur et ton consentement 
À la nuit éternelle.