Adieux au monde
Gabriel-Charles de LATTAIGNANT (1697-1779)

J'aurai bientôt quatre-vingts ans :
Je crois qu'à cet âge il est temps 
De dédaigner la vie. 
Aussi je la perds sans regret,
Et je fais gaîment mon paquet ;
Bonsoir la compagnie !

J'ai goûté de tous les plaisirs ; 
J'ai perdu jusques aux désirs ;
A présent je m'ennuie. 
Lorsque l'on n'est plus bon à rien, 
On se retire, et l'on fait bien ;
Bonsoir la compagnie !

Lorsque d'ici je partirai, 
Je ne sais pas trop où j'irai ;
Mais en Dieu je me fie : 
Il ne peut me mener que bien ; 
Aussi je n'appréhende rien :
Bonsoir la compagnie !

Dieu nous fit sans nous consulter
Rien ne saurait lui résister ;
Ma carrière est remplie. 
À force de devenir vieux,
Peut-on se flatter d'être mieux ?
Bonsoir la compagnie !

Nul mortel n'est ressuscité,
Pour nous dire la vérité
Des biens d'une autre vie.
Une profonde obscurité
Est le sort de l'humanité ;
Bonsoir la compagnie !

Rien ne périt entièrement,
Et la mort n'est qu'un changement,
Dit la philosophie. 
Que ce système est consolant ! 
Je chante, en adoptant ce plan ;
Bonsoir la compagnie !

Lorsque l'on prétend tout savoir,
Depuis le matin jusqu'au soir,
On lit, on étudie ;
On n'en devient pas plus savant ;
On n'en meurt pas moins ignorant ;
Bonsoir la compagnie !