Chansons pour elle
Paul VERLAINE (1844-1896)

Compagne savoureuse et bonne 
À qui j'ai confié le soin 
Définitif de ma personne, 
Toi mon dernier, mon seul témoin, 
Viens çà, chère, que je te baise, 
Que je t'embrasse long et fort, 
Mon coeur près de ton coeur bat d'aise 
Et d'amour pour jusqu'à la mort : 
Aime-moi, 
Car, sans toi, 
Rien ne puis, 
Rien ne suis.

Je vais gueux comme un rat d'église 
Et toi tu n'as que tes dix doigts ; 
La table n'est pas souvent mise 
Dans nos sous-sols et sous nos toits ; 
Mais jamais notre lit ne chôme, 
Toujours joyeux, toujours fêté 
Et j'y suis le roi du royaume 
De ta gaîté, de ta santé ! 
Aime-moi, 
Car, sans toi, 
Rien ne puis, 
Rien ne suis.

Après nos nuits d'amour robuste 
Je sors de tes bras mieux trempé, 
Ta riche caresse est la juste, 
Sans rien de ma chair de trompé, 
Ton amour répand la vaillance 
Dans tout mon être, comme un vin, 
Et, seule, tu sais la science 
De me gonfler un coeur divin. 
Aime-moi, 
Car, sans toi, 
Rien ne puis, 
Rien ne suis.

Qu'importe ton passé, ma belle, 
Et qu'importe, parbleu ! le mien : 
Je t'aime d'un amour fidèle 
Et tu ne m'as fait que du bien. 
Unissons dans nos deux misères 
Le pardon qu'on nous refusait 
Et je t'étreins et tu me serres 
Et zut au monde qui jasait ! 
Aime-moi, 
Car, sans toi, 
Rien ne puis, 
Rien ne suis.