Aziyadé — Extrait 1
Aziyadé (1879)
Pierre LOTI (1850-1923)

LX

Un temps viendra où, de tout ce rêve d'amour, rien ne restera plus ; un temps viendra, où tout sera englouti avec nous-mêmes dans la nuit profonde ; où tout ce qui était nous aura disparu, tout jusqu'à nos noms gravés sur la pierre...

Il est un pays que j'aime et que je voudrais voir : la Circassie, avec ses sombres montagnes et ses grandes forêts. Cette contrée exerce sur mon imagination un charme qui lui vient d'Aziyade : là, elle a pris son sang et sa vie.

Quand je vois passer les farouches Circassiens, à moitié sauvages, enveloppes de peaux de bêtes, quelque chose m'attire vers ces inconnus, parce que le sang de leurs veines est pareil à celui de ma chérie.

Elle, elle se souvient d'un grand lac, au bord duquel elle pense qu'elle etait née, d'un village perdu dans les bois dont elle ne sait plus le nom, d'une plage où elle jouait en plein air, avec les autres petits enfants des montagnards...

On voudrait reprendre sur le temps le passé de la bien-aimée, on voudrait avoir vu sa figure d'enfant, sa figure de tous les âges ; on voudrait l'avoir chérie petite fille, l'avoir vue grandir dans ses bras à soi, sans que d'autres aient eu ses caresses, sans qu'aucun autre ne l'ait possedée, ni aimée, ni touchée, ni vue. On est jaloux de son passé, jaloux de tout ce qui, avant vous, a été donné à d'autres ; jaloux des moindres sentiments de son cœur, et des moindres paroles de sa bouche, que, avant vous, d'autres ont entendues. L'heure présente ne suffit pas ; il faudrait aussi tout le passé, et encore tout l'avenir. On est là, les mains dans les mains ; les poitrines se touchent, les lèvres se pressent ; on voudrait pouvoir se toucher sur tous les points à la fois, et avec des sens plus subtils, on voudrait ne faire qu'un seul être et se fondre l'un dans l'autre...

— Aziyade, dis-je, raconte-moi un peu de petites histoires de ton enfance, et parle-moi du vieux maître d'ecole de Canlidja.

Aziyade sourit, et cherche dans sa tête quelque histoire nouvelle, entremêlée de reflexions fraîches et de parenthèses bizarres. Les plus aimées de ces histoires, ou les hodjas (les sorciers) jouent ordinairement les grands premiers rôles, les plus aimées sont les plus anciennes, celles qui sont déjà à moitié perdues dans sa mémoire, et ne sont plus que des souvenirs furtifs de sa petite enfance.

— A toi, Loti, dit-elle ensuite. Continue ; nous en etions restés à quand tu avais seize ans... [...]



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Aziyadé — Extrait 1 est un extrait du livre "Aziyadé (1879)" - CLE

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