L'irréparable
Les fleurs du mal (1861)
Charles BAUDELAIRE (1821-1867)

    Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, 
    Qui vit, s'agite et se tortille, 
    Et se nourrit de nous comme le ver des morts, 
    Comme du chêne la chenille ? 
    Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ? 
    
    Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, 
    Noierons-nous ce vieil ennemi, 
    Destructeur et gourmand comme la courtisane, 
    Patient comme la fourmi ? 
    Dans quel philtre ? - dans quel vin ? - dans quelle tisane ? 
    
    Dis-le, belle sorcière, oh ! Dis, si tu le sais, 
    À cet esprit comblé d'angoisse 
    Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, 
    Que le sabot du cheval froisse, 
    Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais, 
    
    À cet agonisant que le loup déjà flaire 
    Et que surveille le corbeau, 
    À ce soldat brisé ! S'il faut qu'il désespère 
    D'avoir sa croix et son tombeau ; 
    Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire ! 
    
    Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? 
    Peut-on déchirer des ténèbres 
    Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, 
    Sans astres, sans éclairs funèbres ? 
    Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? 
    
    L'espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge 
    Est soufflée, est morte à jamais ! 
    Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge 
    Les martyrs d'un chemin mauvais ! 
    Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'auberge ! 
    
    Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? 
    Dis, connais-tu l'irrémissible ? 
    Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, 
    À qui notre cœur sert de cible ? 
    Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? 
    
    L'Irréparable ronge avec sa dent maudite 
    Notre âme, piteux monument, 
    Et souvent il attaque, ainsi que le termite, 
    Par la base le bâtiment. 
    L'Irréparable ronge avec sa dent maudite ! 
    
    - J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal 
    Qu'enflammait l'orchestre sonore, 
    Une fée allumer dans un ciel infernal 
    Une miraculeuse aurore ; 
    J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal 
    
    Un être, qui n'était que lumière, or et gaze, 
    Terrasser l'énorme Satan ; 
    Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase, 
    Est un théâtre où l'on attend 
    Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !



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L'irréparable est un extrait du livre "Les fleurs du mal (1861)" - CLE

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