Pensées - tome 1
Pensées — recueil posthume (1915)
Gustave FLAUBERT (1821-1880)

Qu’est-ce que le beau, sinon l’impossible.

Faire sa fortune et vivre pour soi, c’est-à-dire rétrécir son cœur entre sa boutique et sa digestion.

Je suis parvenu à avoir la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et enfin que ce qu’on appelle conscience n’est que la vanité intérieure.

L’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent. 

En littérature comme en gastronomie, il est certains fruits qu’on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein, et si succulents que le jus pénètre jusqu’au cœur.

Il ne faut pas regarder le gouffre, car il y a au fond un charme inexprimable qui nous attire.

La femme est un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal.

J’aime mieux un livre que le billard, mieux une bibliothèque qu’un café, c’est une gourmandise, qui ne fait jamais vomir.

Un cœur est une richesse qui ne se vend pas, qui ne s’achète pas, mais qui se donne.

L’existence, après tout, n’est-elle pas comme le lièvre quelque chose de cursif qui fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ?

Il ne faut pas demander des oranges aux pommiers, du soleil à la France, de l’amour à la femme, du bonheur à la vie.

La justice humaine est d’ailleurs pour moi ce qu’il y a de plus bouffon au monde ; un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais forcé d’étudier maintenant la série d’absurdités en vertu de quoi il le juge.

C’est une belle chose qu’un souvenir, c’est presque un désir qu’on regrette.

Pour qu’on se plaise quelque part il faut qu’on y vive depuis longtemps. Ce n’est pas en un jour qu’on échauffe son nid et qu’on s’y trouve bien.

J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface ; il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visage. 

Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire : la poésie vit d’illusions ; comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même. Ce sont du reste deux mots d’une riche ineptie.

Quand on a quelque valeur, chercher le succès c’est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c’est peut-être se perdre complètement.

Tout est là : l’amour de l’Art.

L’Art comme une étoile, voit la terre rouler sans s’en émouvoir, scintillant dans son azur ; le beau ne se détache pas du ciel.

Il faut lire, méditer beaucoup, toujours penser au style et écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu’à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise. 

Nous sommes organisés pour le malheur. On s’évanouit dans la volupté, jamais dans la peine ; les larmes sont pour le cœur ce que l’eau est pour les poissons.

Je crois que le dogme d’une vie future a été inventé par la peur de la mort ou l’envie de lui rattraper quelque chose.

La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux ; quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes.

Enfin, je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur pour les gens de notre race est dans l’idée et pas ailleurs.

Le cœur humain ne s’élargit qu’avec un tranchant qui le déchire.

Le bonheur est une monstruosité ! punis sont ceux qui le cherchent. 

Prends garde seulement à la rêverie : c’est un bien vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle ; on y va et l’on n’en revient plus.

Oui, travaille, aime l’Art. De tous les mensonges, c’est encore le moins menteur.

Il n’y a en fait d’infini que le ciel qui le soit à cause de ses étoiles, la mer à cause de ses gouttes d’eau, et le cœur à cause de ses larmes.

Dans notre appétit de la vie, nous remangeons nos sensations d’autrefois, nous rêvons celles de l’avenir.

Qui sait si le coup de vent qui abat un toit ne dilate pas toute une forêt ? Pourquoi le volcan qui bouleverse une ville ne féconderait-il pas une province ? Voilà encore de notre orgueil : nous nous faisons le centre de la nature, le but de la création et sa raison suprême. Tout ce que nous voyons ne pas s’y conformer nous étonne, tout ce qui nous est opposé nous exaspère. 

Je comprends, tout comme un autre, ce qu’on peut éprouver à regarder son enfant dormir. Je n’aurais pas été mauvais père, mais à quoi bon faire sortir du néant ce qui y dort ? Faire venir un être, c’est faire venir un misérable.

Sans cesse l’antithèse se dresse devant mes yeux. Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard, un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette. C’est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent triste et que les spectacles tristes m’affectent peu. Je pleure trop en dedans pour verser des larmes au dehors ; une lecture m’émeut plus qu’un malheur réel.

L’amour est une plante de printemps qui parfume tout de son espoir, même les ruines où il s’accroche.

L’amour, après tout, n’est qu’une curiosité supérieure, un appétit de l’inconnu qui vous pousse dans l’orage, poitrine ouverte et tête en avant. 

L’amour comme le reste n’est qu’une façon de voir et de sentir. C’est un point de vue un peu plus élevé, un peu plus large ; on y découvre des perspectives infinies et des horizons sans bornes.

Les femmes veulent qu’on les trompe, elles vous y forcent, et si vous résistez, elles vous accusent.

Quand on ne regarde la vérité que de profil ou de trois quarts, on la voit toujours mal. Il y a peu de gens qui savent la contempler de face.

Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout. Dans les arts, il n’est rien sans la forme.

Enfants, nous désirons vivre dans le pays des perroquets et des dattes confites. Nous nous élevons avec Byron ou Virgile, nous convoitons l’Orient dans nos jours de pluie ou bien nous désirons aller faire fortune aux Indes, ou exploiter la canne à sucre en Amérique. La Patrie, c’est la terre, c’est l’Univers, ce sont les étoiles, c’est l’air, c’est la pensée elle-même, c’est-à-dire l’infini dans notre poitrine, mais les querelles de peuple à peuple, de canton à arrondissement, d’homme à homme, m’intéressent peu et ne m’amusent que lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges.

L’homme est une si triste machine qu’une paille mise dans le rouage suffit pour l’arrêter.

Le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie. Mais il y a des paix sereines qui l’imitent et qui sont supérieures peut-être.

Le cœur de l’homme est encore plus variable que les saisons, tour à tour plus froid que l’hiver et plus brûlant que l’été. Si les fleurs ne renaissent pas, ses neiges reviennent souvent par bourrasques lamentables ; ça tombe ! ça tombe ! ça couvre tout de blancheur et de tristesse, et quand le dégel arrive, c’est encore plus sale. 

Un ami qui meurt, c’est quelque chose de vous qui meurt.

Misérables que nous sommes, nous avons, je crois, beaucoup de goût parce que nous sommes profondément historiques, que nous admettons tout et nous plaçons au point de vue de la chose pour la juger. Mais avons-nous autant d’innéité que de compréhensivité ? une originalité féroce est-elle compatible même avec tant de largeur ? Voilà mon doute sur l’esprit artistique de l’époque, c’est-à-dire du peu d’artistes qu’il y a. Du moins, si nous ne faisons rien de bon, aurons-nous, peut-être, préparé et amené une génération qui aura l’audace (je cherche un autre mot) de nos pères avec notre éclectisme à nous. Ça m’étonnerait : le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux.

Autant travailler pour soi seul. On fait comme on veut et d’après ses propres idées. On s’admire, on se fait plaisir à soi-même, n’est-ce pas le principal ? et puis le public est si bête ! et puis qui est-ce qui lit ? et que lit-on ? et qu’admire-t-on ? ah ! bonnes époques tranquilles, bonnes époques à perruques, vous viviez d’aplomb sur vos hauts talons et sur vos cannes ! mais le sol tremble sous nous.

Il y a une chose qui nous perd, une chose stupide qui nous entrave. C’est « le goût », le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu’il ne faut.

Pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve encore bien plus qu’on ne trouve ; mille notions que l’on n’avait en soi qu’à l’état de germe s’agrandissent et se précisent, comme un souvenir renouvelé.

S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux, cette confusion est impie… la poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une ; cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse… la passion ne fait pas les vers, et plus vous serez personnel, plus vous serez faible.

La critique est au dernier échelon de la littérature, comme forme presque toujours et, comme valeur morale, incontestablement elle passe après le bout-rimé et l’acrostiche, lesquels demandent au moins un travail d’invention quelconque.

Il faut faire de la critique comme on fait de l’histoire naturelle, avec absence d’idée morale, il ne s’agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais bien d’exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre et par quoielle vit (l’esthétique attend son Geoffroy Saint-Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres). Quand on aura pendant quelque temps traité l’âme humaine avec l’impartialité que l’on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un pas immense ; c’est le seul moyen à l’humanité de se mettre un peu au-dessus d’elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement dans le miroir de ses œuvres, elle sera comme Dieu, elle se jugera d’en haut.

Il est de certaines fonctions où l’on est presque forcé de prendre une femme comme il y a certaines fortunes où il serait honteux de ne pas avoir d’équipage.

On apprend aux femmes à mentir d’une façon infâme. L’apprentissage dure toute leur vie depuis la première femme de chambre qu’on leur donne jusqu’au dernier amant qui leur survient, chacun s’ingère à les rendre canailles et après on crie contre elles ; le puritanisme, la bégueulerie, la bigoterie, le système du renfermé, de l’étroit, a dénaturé et perd dans sa fleur les plus charmantes créations du bon Dieu. J’ai peur du corset moral, voilà tout. Les premières impressions ne s’effacent pas… Nous portons en nous notre passé ; pendant toute notre vie, nous nous sentons de la nourrice.

Il est toujours triste de partir d’un lieu où l’on sait que l’on ne reviendra jamais. Voilà de ces mélancolies qui sont peut-être une des choses les plus profitables des voyages.

Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de s’enfermer dans l’art et de compter pour rien tout le reste, l’orgueil remplace tout quand il est assis sur une large base.

Certes, il est beau d’occuper de la place dans les âmes de la foule, mais on y est les trois quarts du temps en si piètre compagnie qu’il y a de quoi dégoûter la délicatesse d’un homme bien né.

Avouons que si aucune belle chose n’est restée ignorée, il n’y a pas de turpitude qui n’ait été applaudie, ni de sot qui n’ait passé pour grand homme, ni de grand homme qu’on n’ait comparé à un crétin. 

La postérité change d’avis quelquefois (mais la tache n’en reste pas moins au front de cette humanité qui a de si nobles instincts) et encore ! Est-ce que jamais la France reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine ! — Il faut donc faire de l’art pour soi, pour soi seul, comme on joue du violon.

On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée.

Le vice n’est pas plus fécondant que la vertu, il ne faut être ni l’un ni l’autre, ni vicieux, ni vertueux, mais au-dessus de tout cela… N’aimons-nous pas à retrouver sur les gens et même sur les meubles et les vêtements quelque chose de ceux qui les ont approchés, aimés, connus ou usés ?

La première qualité de l’art et son but est l’illusion ; l’émotion, laquelle s’obtient souvent par certains sacrifices de détails poétiques, est une tout autre chose et d’un ordre inférieur. J’ai pleuré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Gœthe ne m’a jamais mouillé l’œil, si ce n’est d’admiration.

La courtisane est un mythe. Jamais une femme n’a inventé une débauche.

Vis-à-vis de l’amour en effet, les femmes n’ont pas d’arrière-boutique, elles ne gardent rien à part pour elles comme nous autres, qui, dans toutes nos générosités de sentiment, réservons néanmoins toujours in petto un petit magot pour notre usage exclusif.

Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité, quelque chose hors nature, tous les malheurs dont la Providence l’accable lui viennent de l’entêtement qu’il a à nier cet axiome — il en souffre et en fait souffrir. Qu’on interroge là-dessus les femmes qui ont aimé des poètes et les hommes qui ont aimé des actrices.

L’homme de l’avenir aura peut-être des joies immenses. Il voyagera dans les étoiles, avec des pilules d’air dans sa poche. Nous sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons fait ce qu’il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition.

Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe ; l’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà pourquoi le présent nous échappe.

La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle ; elle est de la nature du granit, dure et résistante.

Celui qui, voyageant, conserve de soi la même estime qu’il avait dans son cabinet en se regardant tous les jours dans sa glace, est un bien grand homme ou un bien robuste imbécile. Je ne sais pourquoi, mais je deviens très humble.

Quel lourd aviron qu’une plume et combien l’idée, quand il la faut creuser avec, est un dur courant !

D’un homme à un autre homme, d’une femme à une autre femme, d’un cœur à un autre cœur, quels abîmes ! La distance d’un continent à l’autre n’est rien à côté.

Il n’y a rien de plus inutile que ces amitiés héroïques qui demandent des circonstances pour se prouver.

Le difficile, c’est de trouver quelqu’un qui ne vous agace pas les nerfs dans toutes les occurrences de la vie.

Je crois, comme le paria de Bernardin de Saint-Pierre, que le bonheur se trouve avec une bonne femme. Le tout est de la rencontrer, et d’être soi-même un bon homme, condition double et effrayante. 

Il n’y a rien de plus vil sur la terre qu’un mauvais artiste, qu’un gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans y jamais débarquer et y planter son drapeau.

Faire de l’art pour gagner de l’argent, flatter le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c’est là la plus ignoble des professions, par la même raison que l’artiste me semble le maître homme des hommes.

J’aimerais mieux avoir peint la chapelle Sixtine que gagné bien des batailles, même celle de Marengo. Ça durera plus longtemps et c’était peut-être plus difficile.

Le dernier franciscain qui court le monde pieds nus, qui a l’esprit borné et qui ne comprend pas les prières qu’il récite est aussi respectable peut-être qu’un Cardinal, s’il prie avec conviction, s’il accomplit son œuvre avec ardeur.

Les serments, les larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une poignée de sable dans la main. Attendez, serrez un peu, il n’y aura tout à l’heure plus rien du tout.

Il est beau d’être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire de sa phrase et de les y faire sauter comme des marrons. Il doit y avoir de délirants orgueils à sentir qu’on pèse sur l’humanité de tout le poids de son idée, mais il faut pour cela avoir quelque chose à dire.

L’art, au bout du compte, n’est peut-être pas plus sérieux qu’un jeu de quilles ; tout n’est peut-être qu’une immense blague, j’en ai peur, et quand nous serons de l’autre côté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d’apprendre que le mot du rébus était si simple.

La bibliothèque d’un écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources qu’il faut relire tous les jours. Quant aux autres, il est bon de les connaître et puis c’est tout. Mais c’est qu’il y a tant de manières différentes de lire, et cela demande tant d’esprit que de bien lire ! 

L’esprit sert à peu de choses dans les arts, à empêcher l’enthousiasme et à nier le génie, voilà tout.

Il est bien plus facile de discuter que de comprendre, et de bavarder d’art, idée du beau, idéal, etc., que de faire le moindre sonnet ou la plus petite phrase.

L’idéal de l’État, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits et il faut tout régler, tout refaire, reconstruire sur d’autres bases, etc.

De tous les gens de lettres décorés, il n’y en a qu’un seul de commandeur, c’est M. Scribe ! Quelle immense ironie que tout cela ! et comme les honneurs foisonnent quand l’honneur manque !

Quand on a son modèle net, devant les yeux, on écrit toujours bien, et où donc le vrai est-il plus clairement visible que dans ces belles expositions de la misère humaine ? Elles ont quelque chose de si cru que cela donne à l’esprit des appétits de cannibales. Il se précipite dessus pour les dévorer et se les assimiler.

Il est bon et il peut même être beau de rire de la vie, pourvu qu’on vive ; il faut se placer au-dessus de tout et placer son esprit au-dessus de soi-même, j’entends la liberté de l’idée, dont je déclare impie toute limite.

Le vrai n’est jamais dans le présent ; s’y l’on s’y attache, on y périt. A l’heure qu’il est je crois même qu’un penseur (et qu’est-ce que l’artiste si ce n’est un triple penseur ?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale. Le doute absolu maintenant me paraît être si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie.

L’esprit autrefois était un soleil solitaire, tout autour de lui il y avait le ciel vide ; son disque maintenant, comme par un soir d’hiver, semble avoir pâli et il illumine toute la brume humaine de sa clarté confuse.

Les chefs-d’œuvre sont bêtes, ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes ; j’aime l’ordure, oui, et quand elle est lyrique comme dans Rabelais qui n’est point du tout un homme à gaudriole, mais la gaudriole est française. Pour plaire au goût français il faut cacher presque la poésie, comme on fait pour les pilules, dans une poudre incolore et la lui faire avaler sans qu’il s’en doute.

Ce qui distingue les grands génies, c’est la généralisation et la création ; ils résument en un type des personnalités éparses et apportent à la conscience du genre humain des personnages nouveaux ; est-ce qu’on ne croit pas à l’existence de Don Quichotte comme à celle de César ? Shakespeare est quelque chose de formidable sous ce rapport ; ce n’était pas un homme, mais un continent ; il y avait des grands hommes en lui, des foules entières, des paysages ; ils n’ont pas besoin de faire du style, ceux-là, ils sont forts en dépit de toutes les fautes et à cause d’elles ; mais nous, les petits, nous ne valons que par l’exécution achevée.

Les très grands hommes écrivent souvent fort mal et tant mieux pour eux. Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère), il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux, et puis s’en séparer pour toujours. Comme instruction technique, on trouve plus de profit à tirer des génies savants et habiles.

Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est(comme elle est toujours en elle-même dans sa généralité et dégagée de tous ses contingents éphémères) mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie : voir, avoir le modèle devant soi, qui pose. C’est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. Pour les choses qui n’ont pas de mots le regard suffit ; les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style ; ailleurs c’est une prostitution de l’art et du sentiment même.

Il n’y a rien de plus faible que de mettre en art des sentiments personnels, l’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu ; moins je m’en fais une idée et plus il me semble grand ; je ne peux rien me figurer sur la personne d’Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois de dos seulement un vieillard de stature colossale sculptant la nuit aux flambeaux.


Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’art est dans ces voies ; je le vois à mesure qu’il grandit s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron, la forme en devenant habile s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout, et les gouvernements l’ont suivi depuis les despotismes orientaux jusqu’aux socialismes futurs. C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses.

La femme est un produit de l’homme. Dieu a créé la femelle, et l’homme a fait la femme ; elle est le résultat de la civilisation, une œuvre factice. Dans les pays où toute culture intellectuelle est nulle, elle n’existe pas, car c’est une œuvre d’art, au sens humanitaire ; est-ce pour cela que toutes les grandes idées générales se sont symbolisées au féminin ?

Les femmes se défient trop des hommes en général, et pas assez en particulier, elles nous jugent tous comme des monstres, mais au milieu des monstres il y a un ange ; nous ne sommes ni monstres ni anges.

Quel artiste on serait si l’on n’avait jamais lu que du beau, vu que du beau, aimé que du beau. Si quelque ange gardien de la pureté de notre plume avait écarté de nous, dès l’abord, toutes les mauvaises connaissances, qu’on n’ait jamais fréquenté d’imbéciles ni lu de journaux. Les Grecs avaient de tout cela, ils étaient comme plastiqués dans des conditions que rien ne redonnera, mais vouloir se chausser de leurs bottes est démence. Ce ne sont pas des chlamydes qu’il faut au nord, mais des pelisses de fourrures. La forme antique est insuffisante à nos besoins, et notre vie n’est pas faite pour chanter ces airs simples. Soyons aussi artistes qu’eux si nous le pouvons, mais autrement qu’eux. La conscience du genre humain s’est changée depuis Homère. Le ventre de Sancho Pança fait craquer la ceinture de Vénus. Au lieu de nous acharner à reproduire de vieux chics, il faut s’évertuer à en inventer de nouveaux.

Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et courir depuis l’oreille jusqu’aux sabots. La vie ! la vie ! c’est pour cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie, elle est là toute nue et en liberté… Aussi comme les grands maîtres sont excessifs ! Ils vont jusqu’à la dernière limite de l’idée ; les bonshommes de Michel-Ange ont des câbles plutôt que des muscles, dans les bacchanales de Rubens on pisse par terre, voir tout Shakespeare, etc., etc., et le dernier des gens de la famille, le vieux père Hugo, quelle belle chose que Notre- Dame ! J’en ai relu dernièrement trois chapitres, celui des truands entre autres, c’est cela qui est fort.

Amants du beau, nous sommes tous des bannis et quelle joie quand on rencontre un compatriote sur cette terre d’exil.

Les matérialistes et les spiritualistes empêchent également de connaître la matière et l’esprit, parce qu’ils scindent l’un de l’autre.

Le cœur dans ses affections comme l’humanité dans ses idées s’étend sans cesse en cercles plus élargis.

On traite les femmes comme nous traitons le public, avec beaucoup de déférence extérieure et un souverain mépris en dedans. L’amour humilié se fait orgueil libertin.

Je crois que le succès auprès des femmes est généralement une marque demédiocrité et c’est celui-là pourtant que nous envions tous et qui couronne les autres ; mais on n’en veut pas convenir, et comme on considère comme très au-dessous de soi les objets de leur préférence, on arrive à cette conviction qu’elles sont stupides, ce qui n’est pas ; nous jugeons à notre point de vue, elles au leur ; la beauté n’est pas pour la femme ce qu’elle est pour l’homme ; on ne s’entendra jamais là-dessus, ni sur l’esprit ni sur le sentiment.

C’est dans la seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons, mais dans la première il est mieux de jeter dehors tout ce qu’on a de vraiment intime, d’original, d’individuel.

La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut !

Le temps est passé du beau. L’humanité, quitte à y revenir, n’en a que faire pour le quart d’heure. Plus il ira, plus l’art sera scientifique, de même que la science deviendra artistique ; tous deux se rejoindront au sommet après s’être séparés à la base. Aucune pensée humaine ne peut prévoir maintenant à quels brillants soleils psychiques écloront les œuvres de l’avenir.

On n’écrit pas avec son cœur, mais avec sa tête, encore une fois, et si bien doué que l’on soit, il faut toujours cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief au mot.

L’art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter ; il faut que l’esprit de l’artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu’on n’en voie pas les bords, assez pur pour que les étoiles du ciel s’y mirent jusqu’au fond.

Où est la limite de l’inspiration à la folie, de la stupidité à l’extase ? ne faut-il pas pour être artiste voir tout d’une façon différente de celle des autres hommes ? L’art n’est pas un jeu d’esprit, c’est une atmosphère spéciale ; mais qui dit qu’à force de descendre toujours plus avant dans les gouffres pour respirer un air plus chaud, on ne finit pas par rencontrer des miasmes funèbres ?

Le génie, c’est Dieu qui le donne, mais le talent nous regarde ; avec un esprit droit, l’amour de la chose et une patience soutenue on arrive à en avoir. La correction (je l’entends dans le plus haut sens du mot) fait à la pensée ce que l’eau du Styx faisait au corps d’Achille : elle la rend invulnérable et indestructible.

La forme est la chair même de la pensée, comme la pensée est l’âme de la vie ; plus les muscles de votre poitrine seront larges, plus vous respirerez à l’aise.

Vouloir donnera la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité, voilà ce que je me demande quelquefois ; mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale !

L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part ; l’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues ; que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée, infinie ; l’effet pour le spectateur doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ? doit-on dire, et qu’on se sente écrasé sans savoir pourquoi ; l’art grec était dans ce principe-là, et pour y arriver plus vite, il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieux, demi-dieux ; on ne vous intéressait pas avec vous-mêmes, le divin était le but.

Il faut une volonté surhumaine pour écrire, et je ne suis qu’un homme.

La célébrité la plus complète ne vous assouvit point, et l’on meurt presquetoujours dans l’incertitude de son propre nom, à moins d’être un sot. Donc l’illustration ne vous classe pas plus à vos propres yeux que l’obscurité.

Quand on se compare à ce qui vous entoure, on s’admire, mais quand on lève les yeux plus haut, vers l’absolu, vers les maîtres, vers le rêve, comme on se méprise !

La poésie est une plante libre ; elle croît partout sans avoir été semée. Le poète n’est pas autre chose que le botaniste patient qui gravit les montagnes pour aller la cueillir.

Je suis un barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous tant que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines, c’est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde.

Chaque chose est un infini ; le plus petit caillou arrête la pensée tout comme l’idée de Dieu. Entre deux cœurs qui battent l’un sur l’autre il y a des abîmes, le néant est entre eux, toute la vie et le reste. L’âme a beau faire, elle ne brise pas sa solitude, elle marche avec elle, on se sent fourmi dans un désert, et perdu… perdu…

Je crois cet axiome vrai, à savoir que l’on aime le mensonge, mensonge pendant la journée et songe pendant la nuit. Voilà l’homme.

Quand on est jeune, on associe la réalisation future de ses rêves aux existences qui vous entourent. À mesure que ces existences disparaissent, les rêves s’en vont.

Je suis loin d’être l’homme de la nature qui se lève avec le soleil, s’endort comme les poules, boit l’eau des torrents, etc. Il me faut une vie factice et des milieux en tout extraordinaires. Ce n’est point un vice d’esprit, mais toute uneconstitution de l’homme ; reste à savoir, après tout, si ce qu’on appelle le factice n’est pas une autre nature.

La mélancolie elle-même n’est qu’un souvenir qui s’ignore.

Je crois à la race plus qu’à l’éducation, on emporte, quoi qu’en ait dit Danton, la patrie à la semelle de ses talons et l’on porte au cœur, sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts.

Ne nous lamentons sur rien ; se plaindre de tout ce qui nous afflige ou nous irrite, c’est se plaindre de la constitution même de l’existence. Nous sommes faits pour la peindre, nous autres, et rien de plus. Soyons religieux ; moi, tout ce qui m’arrive de fâcheux, en grand ou en petit, fait que je me resserre de plus en plus à mon éternel souci. Je m’y cramponne à deux mains et je ferme les deux yeux ; à force d’appeler la Grâce, elle vient. Dieu a pitié des simples et le soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se placent au-dessus des montagnes. Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble) et je voudrais qu’il fût plus fort.

Voilà ce que tous les socialistes du monde n’ont pas voulu voir avec leur éternelle prédication matérialiste, ils ont nié la douleur, ils ont blasphémé les trois quarts de la poésie moderne ; le sang du Christ qui se remue en nous, rien ne l’extirpera, rien ne le tarira, il ne s’agit pas de le dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie, venait à périr (ce qui serait la conséquence de leur hypothèse) nous serions plus bêtes que les oiseaux qui au moins perchent sur les arbres.

A mesure que l’humanité se perfectionne, l’homme se dégrade ; quand tout ne sera plus qu’une combinaison économique d’intérêts bien contre-balancés, à quoi servira la vertu ? Quand la nature sera tellement esclave qu’elle aura perdu ses formes originales, où sera la plastique ?

L’incapacité des grandes pensées aux affaires n’est qu’un excès de capacité. Dans les grands vases une goutte d’eau n’est rien et elle emplit les petites bouteilles, mais la durée est là qui nous console ; que reste-t-il de tous les actifs, Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous ? La pensée est comme l’âme, éternelle, et l’action comme le corps, mortelle.

Le génie comme un fort cheval traîne à son cul l’humanité sur les routes de l’idée ; elle a beau tirer les rênes et par sa bêtise lui faire saigner les dents en hocquesonnant tant qu’elle peut le mors dans sa bouche, l’autre qui a les jarrets robustes continue toujours au grand galop par les précipices et les vertiges.

Il ne faut penser qu’aux triomphes que l’on se décerne, être soi-même son public, son critique. Le seul moyen de vivre en paix, c’est de se placer tout d’un bond au-dessus de l’humanité entière et de n’avoir avec elle rien de commun qu’un rapport d’art.

La fraternité est une des plus belles inventions de l’hypocrisie sociale. On crie contre les jésuites. O candeur ! nous en sommes tous.

J’aime les gens tranchants et énergumènes, on ne fait rien de grand sans le fanatisme. Le fanatisme est la religion, et les philosophes du xviiie siècle, en criant après l’un, renversaient l’autre. Le fanatisme est la foi, la foi même, la foi ardente, celle qui fait des œuvres et agit. La religion est une conception variable, une affaire d’invention humaine, une idée enfin ; l’autre un sentiment.

Il faut, pour bien faire une chose, que cette chose-là rentre dans votre constitution ; un botaniste ne doit avoir ni les mains, ni les yeux, ni la tête faits comme un astronome, et ne voir les astres que par rapport aux herbes. 

Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l’on juge d’avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers, et c’est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l’art domestique, quoique j’en fasse ; mais c’est bien la dernière fois ; au fond cela me dégoûte.

La femme entretenue a envahi la débauche comme le journaliste la poésie, nous nous noyons dans les demi-teintes. La courtisane n’existe pas plus que le saint ; il y a des soupeuses et des lorettes, ce qui même est encore plus fétide que la grisette.

Plus une œuvre est bonne, plus elle attire la critique ; c’est comme les puces qui se précipitent sur le linge blanc.

Il fut un temps où le patriotisme s’étendait à la cité, puis le sentiment peu à peu s’est élargi avec le territoire. Maintenant l’idée de Patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l’humanitarisme (si l’on peut s’exprimer ainsi). Je crois que plus tard on reconnaîtra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu, on aimera le juste en soi, le beau pour le beau ; le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment. Ce qui s’appelle les sacrifices seront inutiles, mais il faudra pourtant toujours un peu de gendarmes !

Le seul enseignement à tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox populi, vox Dei) est que l’idée du peuple est aussi usée que celle du roi ; que l’on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monarque et qu’on les jette de compagnie toutes deux aux latrines pour y cacher conjointement leur taches de sang et de boue ; elles en sont raides.

Ce qui me semble à moi le plus haut dans l’art (et le plus difficile) ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère, elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme les bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel — Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare, Gœthe m’apparaissent impitoyables, cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices, il y a du noir en bas, du vertige, et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’idéal de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! C’est calme ! et c’est fort.

Chacun de nous a dans le cœur un calendrier particulier d’après lequel il mesure le temps ; il y a des minutes qui sont des années, des jours qui marquent comme des siècles.

Nos joies comme nos douleurs doivent s’absorber dans notre œuvre ; on ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes d’eau de la rosée que le soleil y a fait monter ! Évaporez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et formez dans les cieux de gigantesques voûtes toutes pénétrées de soleil.

On doit être âme le plus possible et c’est par ce détachement que l’immense sympathie des choses et des êtres nous arrivera plus abondante. La France a été constituée du jour que les provinces sont mortes, et le sentiment humanitaire commence à naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps où quelque chose de plus large et de plus haut le remplacera, et l’homme aimera le néant même, tant il se sentira participant.

N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle.

Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par une après-midi d’automne sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. Est-ce orgueil ou pitié, est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée ? ou bien un vague et noble sentiment de religion ? Mais quand je rumine après les avoir senties ces journées-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au bon Dieu si je savais qu’il pût m’entendre. Qu’il soit donc béni pour ne pas m’avoir fait naître marchand de coton, vaudevilliste, homme d’esprit, etc. Chantons Apollon comme aux premiers jours, aspirons à pleins poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos guitares et nos cymbales, et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des formes et des idées.

En fait d’injures, de sottises, de bêtises, etc., je trouve qu’il ne faut se fâcher que lorsqu’on vous le dit en face. Faites-moi des grimaces dans le dos tant que vous voudrez, mon cul vous contemple ! 

Les vieux époux finissent par se ressembler. Tous les gens de la même profession n’ont-ils pas le même air ?

« Qu’est-ce que ton devoir ? — L’exigence de chaque jour. » Cette pensée est de Gœthe, faisons notre devoir qui est de tâcher d’écrire bien, et quelle société de saints serait celle où seulement chacun ferait son devoir.

L’œuvre de la critique moderne est de remettre l’art sur son piédestal. On ne vulgarise pas le beau, on le dégrade, voilà tout. Qu’a-t-on fait de l’antiquité en voulant la rendre accessible aux enfants ? Quelque chose de profondément stupide ! Mais il est si commode pour tous de se servir d’expurgata, de traductions, d’atténuations, il est si doux pour les nains de contempler les géants raccourcis ! ce qu’il y a de meilleur dans l’art échappera toujours aux natures médiocres, c’est-à-dire aux trois quarts et demi du genre humain. Pourquoi dénaturer la vérité au profit de la bassesse ? 

Le vrai poète pour moi est un prêtre. Dès qu’il passe la soutane il doit quitter sa famille.

Personne n’est original au sens strict du mot, le talent comme la vie se transmet par infusion et il faut vivre dans un milieu noble, prendre l’esprit de société des maîtres ; il n’y a pas de mal à étudier à fond un génie complètement différent de celui qu’on a, parce qu’on ne peut le copier.

Il ne faut jamais craindre d’être exagéré, tous les très grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière ; il s’agit de faire prendre un lavement à un homme (dans Pourceaugnac) ; on n’apporte pas une seringue, non, on emplit le théâtre de seringues et d’apothicaires, cela est tout bonnement le génie dans son vrai centre, qui est l’énorme. Mais pour que l’exagération ne paraisse pas, il faut qu’elle soit partout continue, proportionnée, harmonique à elle-même ; si vos bonshommes ont cent pieds il faut que les montagnes en aient vingt mille et qu’est-ce donc que l’idéal si ce n’est ce grossissement-là ?

L’artiste doit tout élever, il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes, il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et ce qu’on ne voyait pas.

On ne se lasse point de ce qui est bien écrit, le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée !

L’idéal n’est fécond que lorsqu’on y fait tout rentrer. C’est un travail d’amour et non d’exclusion. Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante ; on a de plus en plus diminué des livres la nature, la franchise, le caprice, la personnalité, et même l’érudition comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque, et dans les mœurs on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l’aménité, les grandes manières, et les genres de vie libres, lesquels sont les féconds. On s’est guindé vers la décence ! Pour cacher des écrouelles on a haussé sa cravate. L’idéal jacobin et l’idéal Marmontellien peuvent se donner la main. Notre délicieuse époque est encore encombrée par cette double poussière. Robespierre et M. de la Harpe nous régentent du fond de leur tombe. Mais je crois qu’il y a quelque chose au-dessus de tout cela, à savoir : l’acceptation ironique de l’existence et sa refonte plastique et complète par l’art. Quant à nous, vivre ne nous regarde pas, ce qu’il faut chercher, c’est ne pas souffrir.

Le lieu commun n’est manié que par les imbéciles ou par les très grands ; les natures médiocres l’évitent, elles recherchent l’ingénieux, l’accidenté.

Nous sommes tous enfoncés au même niveau, dans une médiocrité commune. L’égalité sociale a passé dans l’esprit, on fait des livres pour tout le monde, de l’art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L’humanité a la rage de l’abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d’elle.

La générosité à l’encontre des gredins est presque une indélicatesse à l’encontre du bien.

Certaines natures ne souffrent pas. Les gens sans nerfs sont-ils heureux ? Mais de combien de choses ne sont-ils pas privés ? A mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c’est-à-dire la faculté de souffrir ; souffrir et penser seraient-ils donc même chose ? Le génie après tout n’est peut-être qu’un raffinement de la douleur, c’est-à-dire une méditation de l’objectif à travers notre âme ?

Il y a dans la Poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser les métaphores ; c’est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche ; il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.

Je crois que si l’on regardait toujours les cieux, on finirait par avoir des ailes.

L’idéal est comme le soleil, il pompe à lui toutes les crasses de la terre.

Ce n’est pas tout que d’avoir des ailes, il faut qu’elles nous portent.

Il a été donné à l’antiquité de produire des êtres qui ont du fait de leur seule vie dépassé tout rêve possible ; ceux qui les veulent reproduire ne les connaissent pas, voilà ce que ça prouve. Quand on est jeune on se laisse tenter volontiers par ces resplendissantes figures dont l’auréole arrive jusqu’à nous, on tend les bras pour les rejoindre, on court vers elles… et elles reculent, elles reculent ; elles montent dans leurs nuages, elles grandissent, elles s’illuminent et comme le Christ aux apôtres, nous crient de ne pas chercher à les atteindre.

La médiocrité chérit la règle, moi je la hais ; je me sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration qui m’emplit l’âme, et c’est par ce côté-là peut-être que je comprends le martyre.

N’est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader ? Dur voyage et qui demande une volonté acharnée ! D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime ; dans les cieux, elle est étincelante de pureté ; elle est effrayante de hauteur ! et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part, mais à chaque plateau de la route le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements, il fait froid ! et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement ; la terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien qu’une indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perfections innombrables, infinies, merveilleuses ! A vingt mille pieds sous soi, on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit nos poumons géants et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis le brouillard retombe et l’on continue à tâtons ! s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant de la solitude ! N’importe ! mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’Esprit, et la figure tournée vers le soleil !



Merci d'avoir consulté Pensées - tome 1 de Gustave FLAUBERT (1821-1880)

Pensées - tome 1 est un extrait du livre "Pensées — recueil posthume (1915)" - CLE

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